Feuilles de route 1, mars 2022

Etape à Esch-sur-Alzette

Découverte du Bâtiment IV

Pour qui vient à Esch-sur-Alzette, au Luxembourg, c’est tout d’abord un choc ; et ce même pour celles et ceux habitués au contexte des lieux de vieille industrialisation, aux friches industrielles, à ces tentatives de faire survivre et revivre la ville après le départ de ce qui en a fait l’activité dominante. Déjà la veille, en arrivant de Lille, nous avions pu voir de loin les anciens hauts fourneaux de Belval dépouillés de leur gangue industrielle et éclairés dans la nuit comme de vraies œuvres d’art.

Le Bâtiment IV est en fait celui des anciens « grands bureaux », comme on le dit dans les sites miniers du Bassin du Nord Pas de Calais, mais ici ceux des industries sidérurgiques implantées en cœur de ville. Pour une large part, le bâtiment est resté tel qu’il était avant, avec ses salles toutes équipées de mobiliers, façon grande entreprise. Dans certaines pièces, les meubles sont en bois exotique et les fauteuils directoriaux, profonds.

Nous sommes accueillis le samedi matin (19 mars) par Marine qui y développe des activités au nom du CELL (Centre for Ecological Learning Luxembourg, the Transition Hub), et porteuse d’un projet F.U.T.U.R.E. Pour l’instant, à l’extérieur du bâtiment, avec d’autres, elle construit une scène en bois de récupération. Cette scène fait partie de tout un ensemble d’installations dans le parc parsemé d’arbres qui entoure le bâtiment.

Le bâtiment est habité. Il se remplira peu à peu, au fur et à mesure que la matinée du samedi se déroulera. Les plasticiens ont largement décorés les murs des couloirs et des salles. Un planning mural, sur lequel sont reportés tous les événements et activités, salle par salle, occupe tout un couloir, à côté de l’entrée de la cuisine ; la vie collective s’affiche aux yeux de tous. Il n’est pas besoin de plus d’accueil, d’explication ou d’animation pour que le lieu prenne vie. Très vite, nous avons l’impression de toujours avoir été là. Après l’atelier Domozique, le repas du midi sera très naturellement partagé entre tous les occupant.es, chacun ayant apporté ce qu’il fallait pour chacun.e et pour tou.tes.

 

L’atelier Domozique

Nous prenons position dans la salle, genre ancienne salle à manger, qui jouxte la cuisine. Nous y installons tout notre matériel et les instruments en construction ; quoi de mieux que cet espace contiguë à la cuisine pour y produire de la domozique qui n’est qu’une variante connectée d’une musique qui se veut domestique sans être domestiquée.

Après une brève visite du bâtiment et une présentation aux occupants qui passent par  la cuisine pour y prendre un café ou déposer dans les frigos ce qu’ils vont manger le midi, nous tirons les premiers sons des instruments déjà construits, les Tupperdrums (boîtes tupperware  bourrées d’électronique), l’Aspicolor (aspirateur lui aussi équipé), l’Harpiro (autre aspirateur « équipé » susceptible, par sa manipulation, de reproduire le son d’une harpe), le PC Sécurité (poste à boutons, téléphone à fil, et capteurs). Nous disposons aussi les instruments « en chantier », un instrument « à corde », et un instrument « à vent ». Les matériels, cartes électroniques, capteurs, matériels pour souder et assembler, et autres câbles d’alimentation sont éparpillés sur différentes tables. Le contact est vite établi. Un langage commun s’installe vite. On parlera matériels, piezo, Raspberry Pi et autres connexions. On parlera logiciels, ici PureData, parce que logiciel libre ; la domozique s’exprime en open source.

Nous sommes prêts et n’avons pas à attendre pour accueillir une première complice, Lou Artiste plasticienne et chercheuse au LIST (Luxembourg Institute of Sciences and Technologies), elle pratique aussi la construction d’instruments, ici façon « lutherie sauvage ». Elle ne vient pas les mains vides. Elle brandit une branche sonorisée, connectée. Différents capteurs, petits dispositifs vibrants (ressorts…) et piezos  y sont fixés et la branche se termine par un jack. On se branche, c’est le cas de le dire…

L’accord, ici les accords, demeurent à établir. Equiper les instruments, fussent-ils des branches ou des vieux équipements ménagers, n’est qu’un aspect du travail de création sonore. Détecter les sons, les réguler en fréquences, les accorder, les monter en gammes, en est un autre, et pas des moindres. Un premier débat s’engage, ici en connaissance de cause. Nous verrons que dans d’autres contextes, celui de l’Arche à Villerupt, par exemple, avec un autre « public », la discussion sera différente, tout au moins au commencement de la relation qui s’établit avec des participants en décalage de pratiques plus que de connaissances, puisque par ailleurs ils étudient le solfège. Maintenant, tout en manipulant les différents instruments et en se passant la branche sonorisée, la discussion s’engage sur les conditions à réunir pour aller au-delà de cette sonorisation qui pourrait rester anecdotique. Prendre un objet, le détourner, l’équiper, n’est pas le but, même si cela peut être valorisé en tant que tel au titre de la « bidouille » et du « faire soi-même » dont les effets de connaissance et d’émancipation ne sont pas à négliger. Plus que le bricolage, c’est une ergonomie de création qui s’invente. Faire sonner, récupérer les sons pour les « designer », les monter en gammes, les accorder et les arranger, accorder l’ensemble et l’orchestrer. Le but est bien ici d’en jouer, et d’en jouer ensemble. Mais, la domozique se pratique tout autant qu’elle s’écoute. Elle est autant performance qu’exécution. Sa pratique est indissociable d’événements et de contextes, le domestique s’étend à la proximité de rapports de convivialité, ceux du partage et de l’agir en commun.

C’est ce dont on parle tout en manipulant les premiers objets. On le fait sous le regard de M. Jean qui virevolte autour de nous qui sommes rejoints par les occupants de la cuisine et par ceux qui, passant dans le couloir, nous rejoignent pour des séquences plus ou moins longues. M. Jean fait plus qu’être le photographe de ces instants magiques. Sa présence facilite la mise en relation entre les personnes et les événements. Il est, à lui seul, un media, au sens de médium. Il trace les liens qui s’établissent. Il fixe les intermédiations qui s’opèrent. Un simple « trombinoscope des bénévoles » se révélera, comme un puissant outil d’action collective.

 

Etape à Villerupt

Découverte de l’Arche

L’Arche se mérite. Pour y accéder il faut emprunter une route qui tient plus de l’accès chantier que de la rue, gravir la colline en évitant les trous, quitter son quartier, traverser un « no man’s land » qui devrait être bientôt un éco quartier, se garer sur un parking désert que l’on distingue à peine du reste de ce vaste espace abandonné.

Ce bâtiment culturel est tout juste fini d’être construit, des équipements de qualité y ont été installés, notamment deux salles façon salles de cinéma. Il est lumineux dans son vaste hall qui accueillera bientôt les visiteurs, plutôt vus en clients, par un bar-restaurant pas encore opérationnel.

Une exposition de trois pièces d’art visuel anime la coursive au premier étage devant l’entrée du cinéma. Une porte vitrée donne accès contrôlé par badge à un « fablab » dont on vient juste de déballer les équipements (imprimantes 3D, découpe Laser, machines à coudre, photocopieuse…). Les équipements sont neufs et attendent que des prestataires extérieurs viennent les activer. Le public potentiel ne le sait pas encore.

L’équipe recrutée pour gérer l’Arche est désormais en place depuis quelques petites semaines : « On, court partout ». L’équipe doit aussi faire connaissance avec le contexte local. Le soutien est fort de la part des pouvoirs locaux qui ont fait acte politique majeur pour privilégier cet équipement culturel et en faire une priorité alors que le quartier qui doit l’entourer n’existe pas encore. « Les gens de Villerupt boudent un peu l’Arche, pour l’instant, mais comme ils ont tendance à bouder tout ce qui se fait de culturel à Villerupt, sauf le festival international du film italien qui fait tous les ans la réputation de la ville ». Certains comportements hostiles ont même été relevés. « On est à une période charnière », nous font remarquer les chargées de programmation, titulaire et stagiaire. La mission confiée à l’équipe de l’Arche n’est pas simple. « On est SPIC », un service public industriel et commercial (SPIC) est une forme de gestion de service public soumise principalement aux règles de droit privé). L’Arche n’est donc pas un EPCC (établissement public de coopération culturelle), et donc n’a pas d’autres moyens de fonctionnement, hormis la gestion du bâtiment et la prise en charge de l’équipe salariée, que ceux qu’il dégage des produits de ses ventes, billets et restauration, et potentiellement de ses locations d’espaces et de salles. La priorité de l’équipe ne peut être autre qu’une programmation compatible avec ses contraintes, mobiliser un public réticent, ou qui n’existe tout simplement pas, encore, pour chaque spectacle, financer la régie technique que le lieu ne possède pas en interne, la sécurité, le ménage, les assurances… Pour que les artistes, les compagnies, les associations, viennent il faut qu’elles participent au financement de ces moyens. Des demandes de soutien au titre de l’action culturelle ont déjà été faites au département de Meurthe et Moselle. Mais, Villerupt est aussi en proximité du département de la Moselle, pas simple. Tout cela fait que, en l’absence d’autres moyens de fonctionnement, l’équipe tente les premières actions qui devraient lui permettre de conquérir les publics. Elle n’en est pas encore à pouvoir financer des ateliers de pratiques culturelles.

C’est dans ce contexte  que metalu.net vient à l’Arche, le dimanche 20 mars, en début d’après-midi. Nous venons y tenir l’atelier « Domozique » qui fait partie du programme que nous avons proposé dans le cadre d’Esch2022, capitale européenne de la culture. Cet atelier se tient donc à Villerupt, dans ce nouveau bâtiment de l’Arche, dans le cadre d’une programmation concertée avec Esch22, à laquelle l’équipe de direction de l’Arche est ravie de participer puisque cela lui offre la première opportunité d’action culturelle.

 

 

L’atelier Domozique

Première programmation de l’Arche en ce dimanche brumeux de mars, un festival de films de court métrage tente d’accueillir un maigre public. Ses organisateurs, de l’association M.i.H (https://assmih.com/) y organise ce même jour « La fête du Court-Métrage », manifestation nationale sous l’égide du Centre national du Cinéma (CNC), en partenariat avec « La Fête du Court » de Metz.

Nous aurons à partager le hall de l’Arche où nous installons l’atelier, avec nos « instruments » déjà construits, Tupperdrums (boîtes tupperware  bourrées d’électronique), Aspicolor (aspirateur lui aussi équipé), Harpiro (autre aspirateur « équipé » susceptible par sa manipulation de reproduire le son d’une harpe), PC Sécurité (poste à boutons, téléphone à fil, et capteurs), mais aussi le matériel qui doit permettre d’en fabriquer d’autres.

Les visiteurs devront donc passer devant nous et entendre les premiers éléments sonores que nous ne manquerons pas de produire, à leur grand étonnement. Nous sommes dans le hall parce qu’il s’agit de montrer d’abord ce que c’est, ce que cela pourrait être, de participer à un tel atelier. L’installation des différents instruments, des baffles, mais aussi des ordinateurs et des connexions, des caisses à outils, se fait sous le regard d’abord un peu inquiet, puis nettement amusé de l’agent de sécurité. Ce dernier sera ensuite un auditeur et un spectateur ravi. Il n’a jamais vu ça, il ne pensait pas ça possible ; et c’est paradoxalement la première activité qui est proposée dans ce lieu neuf. Les visiteurs arrivent peu à peu. Les personnes sont venues en famille pour voir le lieu : on leur a dit que la salle de cinéma était belle. A Villerupt c’est le cinéma qui attire. D’ailleurs, le public, peu nombreux, paraît davantage venu pour voir la salle que pour les courts-métrages, format auquel il n’est pas habitué. La présentation de courts-métrages fait que les séances se passent en continu permettant aux personnes d’entrer et de sortir à tout moment d’une salle qui finira par avoir une assez bonne audience. Entrant dans le hall et s’y regroupant avant ou après avoir assisté à un moment de projection, elles regardent de côté les domoziciens en train de jouer. Un couple ou deux se rapprochera et voudra en savoir plus : « c’est quoi, il va y avoir un concert, vous préparer quelque chose ? », « Non, c’est un atelier auquel vous pouvez participer, ça vous tente, regardez… ».

Avec l’un d’eux, la discussion sera plus longue, universitaires venant de Luxembourg, elle et lui voudront en savoir plus sur ce type d’activité, regrettant que le public du coin ne soit pas au rendez-vous.